Les conflits d’intérêts dans la santé – Altermonde.fr

La gangrène

Il est temps de l’affirmer vraiment : l’idéal démocratique est dramatiquement compromis par l’explosion des conflits d’intérêts. La classe politique fait mine de s’en émouvoir mais des paroles – fussent-elles sincères – aux actes décisifs un gouffre s’élargit qui n’est pas près d’être comblé. Certains élus de la République vont jusqu’à prétendre que le conflit d’intérêts est indéfinissable à l’heure où les affaires économiques font l’objet de toutes les attentions. Quand la Nation toute entière se doit de soutenir les fleurons de notre industrie et qu’il faut aller chercher la Croissance par tous les moyens – d’aucun avait même promis de le faire « avec les dents » – comment démentir ce discours fataliste ambiant ? Cependant, le fait d’utiliser une position politique donnée pour satisfaire des intérêts particuliers, même érigés en intérêts supérieurs du pays, contribue largement à empêcher la remise en cause des situations acquises. Le maintien des « empires » économiques constitués, on le sait, est le meilleur garant de l’immobilisme social. La confusion entre défense de l’intérêt général et défense d’intérêts particuliers mérite une étude de cas… pratiques.
Notre actuelle ministre de la santé illustre bien le risque de la confusion susnommée. Marisol Touraine, agrégée de sciences économiques, nommée au Conseil d’État en 1991 par François Mitterrand, est convaincue que l’industrie pharmaceutique est une filière d’avenir pour la France, une arme précieuse au service du retour sans cesse attendu de la Croissance. Depuis deux ans, elle doit cependant compter avec la campagne lancée par le lobbyiste Paul Boury – par ailleurs proche de François Hollande – que notre fleuron national en la matière, le groupe Sanofi-Aventis, a mandaté afin qu’il plaide, auprès des décideurs et des faiseurs d’opinion, la cause de l’industrie pharmaceutique. La cause est entendue : le développement des « génériques », combiné au fait que les chercheurs français ne découvrent plus rien de nouveau depuis longtemps, fait perdre beaucoup d’argent à Sanofi. Si l’on n’aide pas cette industrie, elle va déserter notre pays. C’est dans ce contexte qu’a éclaté au début de cet été une troublante affaire. À l’hôpital de Garches, le service dirigé par le Docteur Nicole Delépine et spécialisé dans le traitement des cancers osseux chez l’enfant, va être fermé. Pourtant, ce service obtenait depuis des années, grâce à des protocoles adaptés au cas par cas et à des médicaments ayant fait leur preuve depuis les années 1970, des résultats bien supérieurs à ceux obtenus ailleurs en France. L’intérêt général ne commanderait-il pas de permettre à ce service de se développer et d’inciter d’autres services à suivre son exemplarité ? Mais, le Docteur Delépine avait le grand tort de recourir pour les protocoles qu’elle mettait en place à des médicaments peu coûteux car tombés dans le domaine public. À l’heure du « redressement productif » national cela ne se fait pas !

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On sait, à force de le marteler, que le redressement productif passe aussi par « la compétitivité ». À la mi-septembre, la mission parlementaire d’information sur le CICE, le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, va rendre ses conclusions. Le rapporteur de cette mission est le député-maire socialiste de Feyzin (Rhône), Yves Blein. On devrait s’étonner que ledit rapporteur fasse partie de la famille Mulliez par le biais de son épouse, aujourd’hui décédée. On ne s’en étonne pas. Comme les autres entreprises de la Grande Distribution, les enseignes du clan Mulliez figurent parmi les principaux bénéficiaires du CICE. Ainsi, Auchan a touché à ce titre 44 millions d’euros en 2013. Le « bon usage » de cette enveloppe est contesté par les syndicats du groupe : s’agit-il d’un effet d’aubaine pour les comptes d’Auchan, d’un apport au financement de la guerre des prix que se livrent les géants du secteur ou d’une « récompense méritée » pour de véritables créations d’emplois ? Poser la question c’est déjà y répondre. Signalons au passage qu’Yves Blein est gérant de trois sociétés civiles détenant des titres de l’association familiale Mulliez. Ces mandats ne figurent pas sur sa récente déclaration d’intérêts et d’activités transmise à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique !

Selon certains observateurs à la critique légère la floraison des conflits d’intérêts s’expliquerait par l’étroitesse du capitalisme français. Monique Cohen pourrait alors allègrement incarner la quintessence de cette étroitesse. Membre du collège de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF), elle est entrée récemment aux Conseils d’administration de BNP Paribas et de Hermès. L’ennui tient en ceci : le gendarme des marchés supervise le premier et a condamné LVMH, en conflit avec le second.
Un superbe conflit d’intérêt qui pourtant ne fait pas l’unanimité contre lui. Le pedigree « privé » de la dame est connu et n’aurait pas dû passer inaperçu. Depuis janvier 2006, Monique Cohen est membre du groupe d’experts de la Commission européenne sur les fonds de capital-investissement et de capital-risque. Elle avait rejoint Apax Partners en 2000 où elle est en charge des investissements dans le secteur des Services aux Entreprises et des Services Financiers et de l’activité « Business Development ». elle était auparavant responsable « monde des métiers Actions » chez BNP-Paribas. Elle détient les mandats ou occupe les fonctions suivantes : Directeur Général Délégué d’Altamir-Amboise, Administrateurs de Apax Partners MidMarket SAS, Administrateur deEqualliance SA, Administrateur de Finalliance SAS, Administrateur de JC Decaux SA, Membre du Comité de Surveillance de Global Project SAS. Et à l’étranger : Président du Conseil d’Administration de Wallet SA(Belgique),, Administrateur de Buy Way Personal Finance SA (Belgique), Manager (class C) de Santemedia Groupe Holding SARL (Luxembourg). Et d’autres encore… Toute une vie consacrée à la traque boulimique du profit !

Ce dernier cas est tellement emblématique de ce qu’est l’économie moderne. La substance humaine de nos sociétés glisse doucement dans l’entonnoir de la finance prédatrice grâce à la funeste collusion du public et du privé. Vous avez dit gangrène ?

Yann Fiévet

Le Peuple Breton N°601 – Septembre 2014

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